Photo : © capture-Anita Bourdin; le pape à l’Université grégorienne, le 5 nov. 2024
Anita Bourdin
« L’Université doit être la maison du cœur », explique le pape François qui ajoute: « la culture est une mission d’amour ». Et pour la mener à bien, il faut se confier à l’Esprit Saint: l’Université a besoin de « serviteurs en accord avec l’Esprit Saint », et ne pas compter seulement « sur les efforts humains » mais sur la prière.
À l’occasion de l’inauguration de l’année universitaire, le pape François s’est rendu, mardi 5 novembre 2024, au siège de l’Université pontificale grégorienne (PUG), confiée aux jésuites, et qui se trouve dans le centre historique de Rome.
Le pape, qui a été accueilli par le recteur de la PUG, le p. Mark A. Lewis S.J., et par le p. Arturo Sosa S.J., général de la Compagnie de Jésus et vice-grand chancelier de la PUG, a prononcé un long discours sur sa vision de l’université et de sa mission.
L’expression qui a attiré l’attention de tous c’est un néologisme, comme le pape en le secret, que l’on pourrait traduire comme la « coca-colisation » spirituelle de la recherche et de l’enseignement, avertissant que cette tendance pourrait porter à une la « coca-colisation » spirituelle Le pape déplore déjà « trop de disciples du ‘coca-cola spirituel’ ». Il semble que tout le discours explique ce que le pape entend par cette dérive qui pourrait tenter une université catholique.
Le pape a demandé une auto-critique de l’université en faisant observer que « certains anciens élèves, après avoir atteint de hauts niveaux de gouvernement, se sont révélés être différents de ce que le projet de formation proposait. À cet égard aussi, il faut une réflexion et une autocritique sincère ».
Il a demandé de bannir « des styles tyranniques qui n’écoutent pas, qui ne dialoguent pas, du fait de la présomption que seule leur pensée est la bonne et parfois il n’y a pas de pensée, mais seulement de l’idéologie ».
Enfin, le pape a insisté sur le sens de l’humour, en recommandant la prière de saint Thomas More, qu’il prie tous les jours depuis « plus de 40 ans » : « Ne perdez pas le sens de l’humour! »
Voici cette prière:
« Donne-moi une bonne digestion, Seigneur, et aussi quelque chose à digérer.
Donne-moi la santé du corps avec le sens de la garder au mieux,
Donne-moi une âme sainte, Seigneur, qui ait les yeux sur la beauté et la pureté, afin qu’elle ne s’épouvante pas en voyant le péché, mais sache redresser la situation.
Donne-moi une âme qui ignore l’ennui, le gémissement et le soupir.
Ne permets pas que je me fasse trop de souci pour cette chose encombrante que j’appelle «moi».
Seigneur, donne-moi l’humour pour que je tire quelque bonheur de cette vie et en fasse profiter les autres. »
La première partie se trouve ici: https://vaticaninfo.com/2024/11/universite-pontificale-gregorienne-non-a-la-coca-colisation-spirituelle-de-luniversite-1-3/
La deuxième partie se trouve ici: https://vaticaninfo.com/2024/11/universite-pontificale-gregorienne-non-a-la-coca-colisation-spirituelle-de-luniversite-2-3/
Voici notre traduction de la troisième partie du discours du pape François:
L’Université est un lieu de dialogue. Essayons d’imaginer deux étudiants qui arrivent avec chacun un livre, qu’ils échangent ensuite. Chacun rentrera chez lui avec un seul livre, mais si ces étudiants échangent une réflexion ou une idée, lorsqu’ils repartiront chacun emportera chez lui une réflexion ou une idée supplémentaire. Mais il n’y a pas que la quantité : chacun sera redevable à l’autre, chacun fera partie de l’autre.
En cette période, cela me réconforte, cela me fait du bien de lire l’enseignement de saint Basile sur l’Esprit Saint, sur la manière dont il accompagne l’Église, tout part de lui. C’est la promesse de Jésus qui se réalise dans le temps. L’Esprit Saint est le compositeur harmonieux de l’histoire du salut, c’est Lui l’harmonie. Comme l’Église, l’Université doit être une harmonie des voix, réalisée dans l’Esprit Saint [7].
Toute personne a sa particularité propre, mais ces particularités doivent être insérées dans la symphonie de l’Église et dans ses œuvres, et la juste symphonie, seul l’Esprit peut la faire et l’Esprit la fait. À nous, il est donné de ne pas la gâcher et de la faire résonner. Pour chaque mission, il faut des serviteurs en accord avec l’Esprit Saint et capables de faire de la musique ensemble, cette musique divine qui cherche la chair, comme la partition cherche l’instrument. C’est cela que signifie la synodalité.
Une université qui accomplit sa tâche avec un mandat ecclésial doit s’assurer de témoigner de ce style et d’y former. Souvent ce qui l’emporte, ce sont des styles tyranniques qui n’écoutent pas, qui ne dialoguent pas, du fait de la présomption que seule leur pensée est la bonne et parfois il n’y a pas de pensée, mais seulement de l’idéologie.
Soyez attentifs, s’il vous plaît, lorsque l’on glisse de la pensée à l’idéologie. Demandez-vous si la sélection des professeurs, l’offre des programmes d’études, le choix des doyens, des présidents, et surtout celui des plus hautes autorités académiques, correspond effectivement à une telle qualité qui justifie encore aujourd’hui que l’évêque de Rome ait confié cette université à la Compagnie de Jésus. Pour saint Ignace, le potentiel de l’apostolat intellectuel et des maisons d’enseignement supérieur était très clair. Cependant, il y a de nombreux éléments critiques qui émergent d’une analyse honnête des résultats qui pourraient nous faire douter de la capacité de diffuser et de multiplier la foi qui tend à se traduire en culture, qui est ce que saint Ignace voulait dire, lorsqu’il insistait sur la mission de formation.
Nous avons souvent vu, dans les centres de formation de la Compagnie, des étudiants qui acquièrent une certaine excellence académique, scientifique et même technique, cependant, ils ne semblent pas en avoir assimilé l’esprit. Nous avons souvent regretté le fait que certains anciens élèves, après avoir atteint de hauts niveaux de gouvernement, se soient révélés être différents de ce que le projet de formation proposait. À cet égard aussi, il faut une réflexion et une autocritique sincère. Comme je vous l’ai dit dès le début, je vous exhorte maintenant à vous demander, avec les paroles de saint Ignace : « Où est-ce que je vais et dans quel but? » (ES 206). Et surtout : « Où vais-je et devant qui ? » (ES 131). Fixez bien ces questions qui servent à discerner vos intentions et éventuellement à les purifier pour clarifier votre direction, en vous rappelant ce qui caractérise cette Université et qui pourrait aider à réviser la mission de tous les lieux de formation de la Compagnie.
Ce qui distingue la Grégorienne est sous vos yeux. Dans le blason de l’Université que vous devez garder uni à l’inscription sur la porte de cette humble maison d’où vous venez en tant que Collège romain. Si vous faites attention à ce blason, elles offrent une devise qui entend résumer le charisme de cette Université : Religioni et bonis artibus. Comme c’était typique dans les devises baroques, de la devise émerge un problème ou un dilemme dont la solution réside dans la tension entre les deux éléments. Religioni et bonis artibus. Nous trouvons ici de façon contemporaine un horizon de compréhension et une question à approfondir. En effet, on évoque ce qu’Ignace dit dans les Constitutions sur les moyens, ceux qui unissent l’instrument à Dieu (exprimés dans la devise par le mot « religio ») et ceux qui le mettent à la disposition des hommes (exprimés comme « art »).
Dans ce cas, je m’adresse à vous qui avez le gouvernement et qui dirigez la mission à travers cette Université devant Dieu et devant les étudiants : pourquoi faites-vous les choses que vous faites et pour qui le faites-vous? Saint Ignace souligne ensuite une hiérarchie de ces moyens : « Les moyens qui unissent l’instrument à Dieu et le disposent à être bien guidé par sa main divine sont plus efficaces que ceux qui le disposent envers les hommes.. parce que ce sont les moyens intérieurs qui donnent de l’efficacité aux moyens extérieurs pour la fin que l’on veut atteindre » (Const. X, 813). Et dans l’Évangile, nous trouvons une question qui inquiète tout projet : « Là où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6, 21).
Dans les Exercices, saint Ignace reprend le thème de la primauté spirituelle que nous ne devons pas penser de manière désincarnée, en nous invitant de façon répétée à « demander une connaissance intime du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin que je l’aime et que je le suive davantage » (ES 104, 113, 130, etc.) dans les choses que je fais. En effet, Ignace n’oublie pas le « propter nos » et le « propter nostram salutem » du Credo – pour nous et pour notre salut – où le salut universel devient concret et existentiel dans ce « pour nous », « pour moi ». Il ne s’agit pas d’une abstraction, mais du concret, d’une réalité dont nous faisons l’expérience, une vie sauvée dans laquelle moi et nous ne pourrons pas nous séparer, en sachant que tout n’est pas salut. Comment pourrait-il y avoir le salut si ce qui nous conduit n’est que soif de pouvoir? Un thème très présent dans les questions de gouvernement.
Et à la fin, Ignace nous enseigne que tout doit être exprimé comme prière, une demande insistante, c’est-à-dire comme une grâce à demander, et non comme le fruit d’un effort humain. Et comme c’est triste quand on voit que l’on fait confiance avant tout aux moyens humains et que l’on confie toute chose aujourd’hui au manager de service. Et à vous qui êtes ici présents, comment va votre relation avec le Seigneur? Comment va ta prière? Est-elle vraiment formelle ou est-elle inexistante? Comment, où est ton cœur? L’Université doit être la maison du cœur, je vous l’ai dit : du fait que le cœur est, nous enseigne Guillaume de Saint-Thierry, « une force de l’âme qui la conduit comme par un poids naturel à son lieu et à la fin qui lui est propre » [8].
Et pour finir, je reviens à saint François-Xavier et à son désir d’aller dans toutes les universités pour « secouer ceux qui ont plus de science que de charité » afin qu’ils se sentent poussés à être missionnaires par amour de leurs frères. Je vous le rappelle : alors comme aujourd’hui, selon le charisme ignatien, la culture est une mission d’amour. Je voudrais vous laisser avec cet aiguillon de vérification intérieure et des moyens. Et j’ajoute une autre chose, n’oubliez pas le sens de l’humour, une femme, un homme qui n’a pas le sens de l’humour n’est pas humain. S’il vous plaît, priez cette belle prière de saint Thomas More : « Donne-moi, Seigneur, une bonne digestion et quelque chose à digérer. » Cherchez-la, priez-la. Je vous confesse une chose, je la prie tous les jours depuis plus de 40 ans et elle me fait du bien, elle me fait du bien ! Ne perdez pas le sens de l’humour.
Et maintenant, avant de conclure, je vous confie une dernière Annotation de saint Ignace, la deuxième dans les Exercices, en pensant particulièrement à vous, étudiantes et étudiants : « Ce n’est pas de beaucoup savoir qui satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses ». Une évaluation honnête de l’expérience de formation se fonde sur le fait d’être présentés et aidés à avancer seul en profondeur, en évitant les labyrinthes intellectualistes et l’accumulation de notions et en cultivant le goût de l’ironie. En évitant les labyrinthes intellectualistes, dont on ne peut sortir seuls, et l’accumulation de notions, et cultiver le goût de l’ironie. Et sur cette route, j’espère que vous saurez savourer le mystère. Merci.
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[7] Cfr. S. Basilio, Omelie sui Salmi, 29,1; Sullo Spirito Santo, XVI, 38.
[8] Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris, 1 PL 184, 379. [Texte original: italien]