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Un exemple de ce qui se passe sous le secret pendant les « congrégations générales »

Photo :© Palabra Nueva; un fac-similé de la page manuscrite de Bergoglio, en espagnol

Anita Bourdin
L’intervention du cardinal Jorge Mario Bergoglio lors des « congrégations générales », le 9 mars 2013, avant le conclave aurait été décisive pour son élection en deux jours, au cinquième tour, le 13 mars 2013. Un exemple de ce que les cardinaux peuvent vivre ces jours-ci, avec un regard dans le rétroviseur.

Ces « congrégations » préparatoires au conclave se tiennent à huis-clos et sous le sceau du secret: au fur et à mesure de leur arrivée à Rome, les cardinaux, électeurs et non-électeurs, prêtent serment d’être fidèles à la constitution « Universi dominici gregis » de Jean-Paul II (1998), mise à jour par Benoît XVI puis par le pape François.

Mais alors, comment cette intervention a-t-elle été révélée? Seul le pape pouvait permettre, après coup, la publication de ses propos.

C’est le cardinal Jaime Lucas Ortega, alors archevêque cubain de La Havane, qui a révélé les propos que le cardinal Jorge Mario Bergoglio avait tenus. Mais effectivement, le pape François l’y a autorisé. Et il ne s’agit pas de notes du cardinal Ortega, mais d’un manuscrit de la main de Bergoglio.

Palabra Nueva et différents médias ont alors publié un fac-similé de la page manuscrite de Bergoglio, en espagnol. Le quatrième paragraphe se trouve au dos de cette page: une flèche avec l’indication « derrière » (« atras ») invite à la tourner.

Un document secret dont la publication est autorisée
La page manuscrite se présente sous forme de notes: une introduction en trois points, et un exposé en quatre paragraphes dans lesquels cinq mots ou expressions sont soulignés:
-pour le premier paragraphe, « l’évangélisation », « vers les périphéries », les « périphéries existentielles »;
-pour le deuxième paragraphe, « auto-référentiel »;
-dans le troisième paragraphe, avec une référence entre parenthèse au cardinal Henri de Lubac, et au « plus grand mal qui puisse arriver à l’Église »: « la mondanité spirituelle ».
-dans le quatrième et dernier paragraphe, pas de mots soulignés, mais il insiste que la « contemplation et adoration de Jésus-Christ », comme la source de cette évangélisation.

Rappelons que cette notion de « mondanité spirituelle », de Lubac l’attribue lui-même à dom Anschaire Vonier (1875–1938). Dans Médiations sur l’Église, le théologien cite l’explication du bénédictin français: « Le plus grand péril pour l’Église, la tentation la plus perfide, c’est ce que Dom Vonier appelait ‘la mondanité spirituelle’. Nous entendons par là, disait-il, « ce qui pratiquement se présente comme un détachement de l’autre mondanité, mais dont l’idéal moral, voire spirituel, serait au lieu de la gloire du Seigneur, l’homme et son perfectionnement. Une attitude radicalement anthropocentrique, voilà la mondanité de l’esprit. Elle deviendrait irrémissible dans le cas –supposons le possible – d’un homme rempli de toutes les perfections spirituelles, mais ne les rapportant pas à Dieu ».

On remarque qu’au bout de 12 ans de pontificat du pape argentin, ces expressions sont devenues familières, elles étaient novatrices à l’époque.

Le cardinal Ortega en a parlé au cours de l’homélie de sa première messe célébrée à Cuba, après plusieurs semaines passées à Rome pour l’élection du nouveau pape. C’était dans la cathédrale de la Havane, samedi 23 mars 2013, en présence du nonce apostolique à Cuba, Mgr Bruno Musarò, des évêques auxiliaires Alfredo Petit Havana et Juan de Dios Hernández, et du clergé invité à renouveler ses vœux sacerdotaux.

Évangélisation et contemplation
Selon Ortega, le cardinal Bergoglio avait prononcé pendant les congrégations générales un discours « magistral, perspicace, captivant et authentique ». Il a précisé que l’intervention de Bergoglio s’articulait en quatre points et reflétait sa vision de l’Église.

L’évangélisation. Il affirmait que « l’Église doit tout quitter et se tourner vers les périphéries », pas seulement géographiques, mais également humaines et existentielles, qu’elle doit aller vers les plus petits, approcher les personnes où se manifeste le péché, la douleur, l’injustice et l’ignorance. Une idée inspirée à Bergoglio par don Bosco dont il admirait l’action pastorale aux périphéries de Turin. Il a emprunté beaucoup d’éléments de sa pastorale à Buenos Aires aux intuitions gagnantes de saint Jean Bosco à Turin. On a même taquiné le cardinal Bergoglio en disant qu’il avait « salésianisé les jésuites ».

Critique d’une Église « autoréférentielle ». Et du regard que celle-ci porte sur elle-même, qui est proche du « narcissisme théologique », un regard qui l’éloigne du monde et qui fait qu’elle « prétend tenir Jésus Christ pour elle, sans le faire sortir dehors ». Conséquences, selon le cardinal Jorge Mario Bergoglio, de cette vision autoréférentielle : l’Église n’évangélise pas et verse dans une vie mondaine pour elle-même. Conclusion : l’archevêque de Buenos Aires invitait à tenir compte de ces graves conséquences pour « avoir une idée claire des changements et réformes dont l’Église a urgemment besoin ».

Contemplation. Le cardinal Bergoglio confiait aux cardinaux qu’il espérait en un « homme qui, partant de la contemplation de Jésus Christ, pourrait aider l’Église à se rapprocher des périphéries existentielles de l’humanité ».

La source
Le cardinal Ortega – c’est lui qui raconte – a été si frappé par cette intervention qu’il a ensuite demandé à Jorge Mario Bergoglio s’il pouvait avoir son texte. L’archevêque de Buenos Aires lui a répondu qu’il avait pris quelques notes mais ne les avait pas rédigées. Cependant, le lendemain matin, le cardinal Bergoglio « dans une extrême délicatesse » a remis au cardinal Ortega une feuille sur laquelle il avait reconstitué les points de son intervention. Le cardinal Ortega lui a demandé s’il pourrait le publier une fois le conclave conclu, et celui-ci a répondu qu’il était d’accord. Une fois l’archevêque de Buenos Aires devenu pape, le cardinal Ortega lui a demandé une nouvelle fois la permission de publier le texte et le pape lui a confirmé qu’il pouvait le faire.

La revue de l’archidiocèse de la Havane Palabra Nueva, dirigée par Orlando Marquez, a ainsi pu publier une transcription du manuscrit que le cardinal Jorge Mario Bergoglio avait remis au cardinal Jaime Ortega. Un texte profondément christologique, même si l’aspect le plus souligné, c’est l’ecclésiologie du cardinal Bergoglio: le Christ est au début – « C’est Jésus Christ qui, de l’intérieur, nous y pousse » – et à la fin – « la contemplation et de l’adoration de Jésus Christ » -. Le pape François, n’a-t-il pas indiqué, jusque dans son encyclique sur le Coeur du Christ – « Dilexit nos » – la source de ses encycliques précédentes?

Le cardinal Bergoglio a ensuite avoué qu’il avait eu la puce à l’oreille quand on a commencé à lui demander pendant les repas s’il avait une bonne santé: après la mauvaise santé de Jean-Paul Ier qui n’avait pas résisté plus de 33 jours au poids de sa charge, la maladie de Jean-Paul II qui avait marqué douloureusement ses dernières années, et les soucis de santé qui avaient conduit à la démission de Benoît XVI, les cardinaux voulaient s’assurer que le cardinal argentin pourrait assumer physiquement sa mission.

Voici une traduction du texte, de l’espagnol:

« La douce et réconfortante joie d’évangéliser »

On a parlé d’évangélisation. C’est la raison de l’Église. « Gardons la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque qu’il faut […] soit annoncé et l’Église implantée au cœur du monde » (Paul VI). C’est Jésus Christ qui, de l’intérieur, nous y pousse.

1) Évangéliser suppose un « zèle » apostolique. Évangéliser suppose dans l’Église une parrésie [du grec parrhesia, l’audace pour évangéliser, ndlr] d’elle-même. L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller vers les périphéries, les périphéries géographiques mais également les périphéries existentielles: là où réside le mystère du péché, la douleur, l’injustice, l’ignorance, là où le religieux, la pensée, sont méprisés, là où sont toutes les misères.

2) Quand l’Église ne sort pas pour évangéliser, elle devient autoréférentielle et tombe malade (cf. La femme toute courbée repliée sur elle-même dont parle Luc dans l’Évangile (13,10-17). Les maux qui, au fil des temps, frappent les institutions ecclésiastiques sont l’auto-référentialité et une sorte de narcissisme théologique. Dans l’Apocalypse, Jésus dit qu’Il est à la porte, qu’il frappe à la porte. Bien entendu, le texte se réfère au fait qu’il frappe à la porte de l’extérieur pour entrer… Mais je pense aux moments où Jésus frappe de l’intérieur pour le laisser sortir. L’Église autoréférentielle prétend retenir le Christ à l’intérieur d’elle-même et ne le fait pas sortir.

3) Quand l’Église est une Église autoréférentielle, elle croit involontairement avoir la lumière, une lumière qui lui est propre. Ce n’est plus la certitude de viser le mysterium lunae, elle va au contraire vers un mal très grave dont on connaît le nom : «la mondanité spirituelle » (Selon Lubac, c’est le pire mal qui puisse arriver à l’Église). L’Église vit pour donner la gloire des uns aux autres. Bref ! Il y a deux images de l’Église: l’Église évangélisatrice qui sème « Dei Verbum religiose audiens et fidenter proclamans » et l’Église mondaine qui vit replie sur elle-même et pour elle-même. Cette analyse devrait apporter un éclairage sur les changements et réformes possibles qui doivent être faites pour le salut des âmes.

4) Pensant au prochain pape, il faut un homme qui, de la contemplation et de l’adoration de Jésus Christ, aide l’Église à sortir d’elle-même vers la périphérie existentielle de l’humanité, pour qu’elle devienne mère féconde de la « douce et réconfortante joie d’évangéliser ».

Texte original en espagnol et manuscrit publiés par Palabra Nueva, 2013

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